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Le blog de Philippe Renaissance
15 mars 2013

Groupe de parole

 

— Bonjour, je m’appelle John et je suis ici à cause du crabe.

 

John était un homme de quarante-cinq ans, mais il en paraissait dix de plus. De taille moyenne, plutôt mince, d’aucuns diraient maigre. Son visage ne reflétait pas d’expression particulière. Ses lèvres se résumaient à un trait de crayon, ses joues creusées en cratères, le teint blafard et le cheveu rare. Seul son long nez, rouge et gonflé, tranchait avec le reste de son visage. On avait presque l’impression qu’une mauvaise fée s’était penchée sur son berceau en l’affublant de cette protubérance de nasique.

 

— Bonjour John, répondit en chœur l’assemblée, assise en cercle.

 

Composée d’hommes et de femmes venant de tous horizons et de catégories sociales variées. 

De l’employé de banque dépressif, au capitaine d’industrie parano, en passant par le serial killer à tendance schizophrène. Un point commun les rassemblait : la maladie mentale.

Réunis donc le 15 octobre 2010, au sein du département psychiatrique du Bellevue Hospital Center de New York, salle numéro 5 ; chacun était là pour écouter et exposer ses « petits » problèmes personnels.

La salle numéro 5 était décorée sans fioriture, des néons poussifs inondaient la pièce de leur lumière crue. Les murs peints en vert pisseux, couleur censée calmer les esprits, rappelaient trop l’hôpital. Le mobilier apparaissait simple, mais fonctionnel : quelques chaises en plastique blanc crasseux et une table du même genre remplissaient quasiment toute la pièce. Seul un géranium posé sur la table apportait une note de couleur.

La paranoïa, la schizophrénie, la dépression nerveuse, la bipolarité et autres joyeusetés, faisaient partie du lot quotidien de Susanna. Psychiatre de formation, elle exerçait ce métie

r depuis une vingtaine d’années. En vieille habituée des dingos, elle prenait du recul pour ne pas trop s’imbiber de la folie des autres. Elle-même se faisait psychanalyser tous les mois, pour vider son trop-plein d’émotions et garder un semblant d’esprit clair. Depuis quelque temps, elle expérimentait une nouvelle méthode thérapeutique.

 

Susanna prit la parole d’un ton neutre :

 

— Vous avez la phobie du crabe John ? Les pinces, peut-être…

— Je ne parle pas de l’animal, mais de la maladie, répondit John. Je suis atteint d’un cancer, la thérapie est douloureuse et me rend dépressif. Les médecins m’ont annoncé que j’étais en phase terminale. Trois mois à vivre, tout au plus !

 

Susanna, en bonne professionnelle, retombait toujours sur ses pattes : une vraie chatte !

 

— Je ne suis pas devin ! John. Pouvez-vous mettre des mots sur cette souffrance, John ? En parler, c’est déjà la combattre. Tout le monde vous écoute attentivement John…

 

Ce qu’elle pouvait être agaçante : avec ses John par-ci, John par là, et son ton doucereux…

 

— Je me sens évité, écarté et…

— Pourquoi cela ? John.

— Mais, bordel de merde ! Laissez-moi parler.

 

L’injure avait claqué, sèche comme un coup de pistolet.

 

— Êtes-vous atteint du syndrome Gilles de la Tourette ? John.

— Non ! – Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas élevé la voix. Je n’ai qu’une saloperie de cancer qui me ronge, et qui va me faire crever ! Je ne peux plus travailler, je me sens exclu, déchu ! Je ne sais plus vers qui me tourner.

Mon médecin m’a parlé de vous…

 

Les autres patients fixaient John, d’un air contrit, absent. Sauf Mc Murphy.

Un dénommé Brian, vêtu d’une tenue complète de Batman – en simili cuir – applaudissait en laissant échapper une langue rose et baveuse à travers l’interstice de son masque.

Alfred claquait des dents, en répétant en boucle « froid, trop froid… Je veux sortir du c

ongélo... »

Cindy, une petite femme à la cinquantaine ravagée, psalmodiait « bugs… bugs… bugs… », persuadée que son corps servait d’hôte à des insectes malveillants – un des multiples symptômes de la paranoïa.

James, employé à la Barclay’s bank pleurait en silence en se giflant… persuadé que son chef de service était un espion russe.

Georges dodelinait de la tête en maudissant ses achats de créances toxiques sur le marché à court-moyen-long-interminable terme.

Paul pointait un doigt menaçant sur chaque patient « toi, je vais te planter ; toi je vais te descendre ; toi, t’es trop bonne je vais te violer, et toi je vais t’écorcher lentement, puis j’appliquerai du gros sel » ; et il recommençait son tour de table…

Quant à Randall Mc Murphy, comme à son habitude, il se jetait au sol en pleine crise d’hystérie.

 

Susanna, après avoir renvoyé Mc Murphy à sa camisole, se concentra sur John :

 

— Vous avez frappé à la bonne porte John !

 

John reprit quelques couleurs. Sa colère avait disparu. Effrayé par le comportement des autres, il se raccrochait aux yeux de Susanna... pour ne pas sombrer.

— Ah ! merci. Je souffre tellement. Je voudrais ne plus y penser, ou du moins envisager la mort de façon positive. De toutes les façons, je n’ai plus d’attache.

— J'ai bien compris John… je vous aiderai. Vous allez mourir ; mais dignement, calmement, sans ressentiment, avec plénitude…

— Vous pouvez faire ça pour moi ?

— Bien sûr, John. Mais pour cela, je travaille en secteur libéral. Prenons rendez-vous tout de suite. Samedi en quinze, cela vous va-t-il ?

— En quinze, j’espère être encore de ce monde… Bon, j’imagine que je n’ai pas le choix, ça ira.

— Dernier détail John ; mes honoraires : cinquante mille dollars. Avouez que c’est bien peu, pour gagner la sérénité éternelle.

 

John, l’homme au teint cireux restait muet. Il avait encore pâli. La bouche ouverte, les yeux vitreux… il venait d’essuyer une attaque cardiaque foudroyante !

 

— Et voilà John, le cancer ne vous fera plus souffrir. Vous êtes parti pour de plus verts pâturages…

Applaudissez ! Vous autres.

 

L’assemblée, qui n’avait rien écouté... ni rien compris, applaudit mécaniquement sous son injonction.

 

— Bien. De qui vais-je m’occuper maintenant ?

Elle arrêta son regard sur sa proie suivante.

 

— Oh ! Cindy, j’ai vu des mouches entrer dans votre bras gauche. Qu’est-ce que ça fait ? Pouvez-vous mettre des mots sur cette souffrance, Cindy ? En parler, c’est déjà la combattre. Tout le monde vous écoute attentivement Cindy…

 

 

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Commentaires
A
horrible et génial ! une histoire comme je les adore.
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