Le ruban de Möbius brisé.
Varsovie, le 25 juillet 1942.
Ouah… ouah… ouah… ouah…
Les chiens se rapprochent. Je hais ces bergers allemands, j’en ai une peur viscérale !
J’aimerais tellement être invisible ! Je file devant moi sans trop me demander où je vais. L’important est de fuir pour rester en vie. Je descends la rue Twarda au pas de course. Au numéro 6 j’avise la synagogue Noźyk. Elle est fermée. Les murs sont badigeonnés d’étoiles de David.
Je continue.
La rue Próżna me rappelle d’heureux souvenirs. Si les vieux immeubles de briques rouges pouvaient parler, ils raconteraient la joie de nos batailles enfantines, les jeux de billes. Mon grand-père qui s’emporte contre monsieur Benguigui qui ne comprend pas les intentions nazies. Et puis Rebecca, mon premier amour de jeunesse.
J’arrive bientôt à l’extrémité nord-est du grand ghetto, à l’angle de Bonifraterska et Przebieg. J’aperçois la passerelle. Je sais qu’elle permet de relier les bâtiments situés le long de Bonifraterska aux numéros 25 et 27, vers un immeuble au 31 rue Bonifraterska. Le 31 est mitoyen du dépôt de tramways de Muranów qui donne accès sur le passage OŻliborska. Je dois trouver le côté est, et sauter dans la partie aryenne. Tant pis si je me romps le cou. J’ai un point de côté, un goût de sang dans la bouche, mais l’envie de vivre n’est pas ankylosée. Tout vaut mieux que de vivre dans la peur.
Je vais réussir.
Merde ! Je dérape. Impossible de me relever, à bout de souffle. Je crochète mes doigts dans la terre, je rampe vers l’avant et je recommence. Je suis un homme-serpent.
Je vais réussir.
Les chiens sont sur moi. Ils mordent mes jambes comme s’ils n’avaient rien avalé depuis une semaine. La douleur est intense, elle irradie puis éclate dans tout le corps. Après les crocs, les coups de crosse. Je perçois distinctement : « Dreckiger Jude… DRECKIGER JUDE ! » Les nazis me traînent sur le sol. Je sens que ma peau s’effiloche et que l’on me « désarête » comme un Gefilte fish[1], puis je m’évanouis.
Je reprends pied sur l’Umschlagplatz[2] à coups de pied dans les côtes. Deux personnes me font monter dans un camion. Nous sommes tassés comme des sardines et résignés.
Au coup de sifflet, nous partons.
***
Jérusalem, le 25 août 2009.
Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu…
Voilà que le sifflement strident d’un policier me déchire les oreilles. Apparemment, la police n’apprécie pas notre intifada ! Le bus a les vitres brisées, nous envoyons encore deux trois pierres sur les voyageurs qui sont descendus et nous nous enfuyons à toutes jambes. Je garde une dernière image à l’esprit, un homme en complet-veston sombre dont le crâne est couleur sang. Il fait chaud, mais je suis quand même là. Rien ni personne n’aurait pu m’en empêcher. Je connais le danger, mais si on ne dit rien, si on ne réagit pas, on cautionne. Je m’appelle Tarek et mon cousin est mort il y a deux jours. Tué par l’armée israélienne.
Nous sprintons comme des dératés, j’ai les poumons en feu. J’entends toujours le sifflet. Houmar et Aziz me devancent. Ils sont rapides. Aujourd’hui, la rue Jaffa est noire de monde en prévision du shabbat qui approche, et les passants nous gênent.
Curieux comme mes yeux photographient tout ! Les petits commerces de prêt-à-porter bon marché vendent des tee-shirts de joueurs de football. Un vieil Arabe achète des olives et des fruits à un épicier. Devant une boutique d’électroménager, j’aperçois un couple qui entame les palabres d’une discussion commerciale. Ils sourient.
J’accélère.
Moi, j’ai le cœur à pleurer. Nous, les jeunes Palestiniens, avons tous le cœur déchiré. Si seulement on nous fichait la paix. La cruauté est une spirale maudite, sang pour sang maudite, mais c’est notre lot quotidien.
Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu…
Le sifflet se rapproche. Faut pas penser, simplement courir. J’ai la nausée et mes pieds me font mal… mes baskets sont foutues, pourquoi j’ai pas le même modèle qu’Ussein Bolt !
Je vais m’en sortir !
Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu… Tuuuuuuuuuu…
C’est fini pour moi !
Je suis le plus lent des trois. Foutu pour foutu je décide de sauver mes amis en occupant les deux policiers qui nous pourchassent.
Je ralentis.
Ils fondent sur moi comme des rapaces en chasse. Je comprends « Sale arabe ! » et « Tu vas payer l’addition ! », puis, plus rien. À part les souffles rauques, et le bruit mat des poings contre mon corps mou. Il pleut. Une pluie drue et serrée s’abat sur ma tête, mes épaules. Je tombe. Maintenant, les matraques me brisent les côtes, les genoux. Je vomis de la bile. Je suis étonné par le peu de douleur que je ressens. Est-ce à dire que j’ai passé le mur des souffrances comme l’on passe le mur du son ? Au-delà du bang, la perception de la réalité se modifie. J’ai l’impression de flotter entre deux mondes.
Ou alors... je suis mort.
***
Paris, le 13 novembre 2015.
Tacatacatacata… Tacatacatacata… Tacatacatacata… Tacatacatacata…
Je suis au Bataclan pour le concert des Eagles of the death metal. Juste pour une bonne soirée entre potes, et voilà que des crétins nous tirent dessus. J’ai l’impression d’être un pigeon d’argile dans une baraque de tir de fête foraine.
Ça sent la poudre et le sang. Le mitraillage dure une éternité. Les projectiles fauchent sans distinction : hommes, femmes, gros, maigres, catholiques, juifs, musulmans, athées… tous basculent. À côté de moi, une fille est allongée, les cheveux dispersés en étoile. Ses yeux vides fixent le plafond. Elle ressemble à une « petite chose » prise au piège et qui n’a pas eu le temps de s’échapper.
Dans la confusion, j’entends : « Allahou Akbar [3]! »
Dieu serait-il le roi des farceurs ? Un grand barbu qui, lassé de ses jouets, envoie ses légions pour les casser ?
J’en ai assez de tout ce cirque ! Ma vie semble être un long ruban de Möbius qui repasse invariablement par la case mort violente.
Mais là je dis : « STOP ! »
Silence assourdissant.
C’est le moment.
Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais mes jambes me portent. Je cours et m’enfuie de l’enfer. Dehors il fait nuit. Je respire à pleins poumons l’air pollué de la ville. Son parfum me paraît presque suave.
J’ai enfin brisé mon ruban de Möbius…